J'ai vu que le premier ministre Sidi Mohamed ould Boubacar commence lui aussi à y prendre goût. Et ce n'est pas bien …Rien ne justifie qu'on fasse danser les gens, qu'on les fasse crier , qu'on ferme les marchés, qu'on vide les écoles, qu'on aligne les gosses pour leur faire chanter des conneries. C'est de l'humiliation. Emmanuel Roblès définissait à peu près ainsi ce qu'on appelle " La Patrie " :
" C'est un lieu où l'on peut vivre sans subir ni donner l'humiliation ".
On peut ne pas être d'accord avec moi, on n'est jamais d'accord avec moi(ce n'est pas grave ) mais je pense que faire faire aux gens ce qu'on leur fait faire pendant les " visites officielles "et autres " inauguration "est tout simplement immoral.
Je ne sais quels arguments faut-il employer pour convaincre un citoyen X de venir tel jour à telle heure pour recevoir " dignement "(tu parles) tel responsable( tu parles encore, et comment !)ou tel autre. Je ne sais pas non plus quelle démarche conduira ce citoyen X, paisible mauritanien en demi-vie en un bled perdu(mais retrouvé pour l'occasion)à abdiquer toute forme de dignité et se livrer en pâture à des visiteurs déjà pourtant repus. " Les réceptions " qu'on nous montre à la télé avec tam tam, dame trépidante, fou hurleur, bambins chantant et notables saluant sont une tradition coloniale.
Quand le " commandant " déniait se rendre dans un patelin de son "cercle "les habitants devaient montrer qu'ils étaient " sensibles " à l'honneur qu'on leur faisait en " extériorisant " leur joie, ce qui n'était pas facile, les gens y étant traditionnellement peu démonstratifs. Ces " démonstrations " étant la preuve de " l 'attachement des populations indigènes à la France ". Cela fonctionnait un peu comme le principe de la langue de bois : obliger les gens à gommer une grande partie de leur personnalité, à s'auto-dénaturer en quelque sorte, afin qu'ils ne puissent plus se penser ni penser en dehors du système dominant.
Une technique de récupération par humiliation.
C'est aussi pendant la colonisation que les notables ont fait leur apparition. Et ils étaient "notables " d'abord par des " signes extérieurs " vestimentaires notamment. D'où, chez les maures, par exemple " Daraat Elmelga "_le boubou de l'audience _ qu'on revêtait uniquement lorsqu'on recevait ou était reçu par le " commandant " ou autre agent de l'administration coloniale.
Avant la colonisation ces " réceptions " étaient inconnues.
D'abord ce sont les " administrés " qui se rendaient le plus souvent chez " l'administrateur "( Emir ou Cheikh),descendaient chez lui, lui posaient leurs problèmes. Lorsque l'Emir ou le Cheikh se déplace tout juste pousse-t-on un ou deux youyou pour l'accueillir ou tire-t-on une salve de mousquetons en l'air.
On ne se masse pas entre les tentes ou aux portes du Ksar pour l'accueillir, les bergers n'abandonnent pas leurs troupeaux, les paysans restent dans leurs champs, les caravanes continuent tranquillement leur voyage.
Avec l'accession de nos pays à l'indépendance, "l'attachement à la France " laissa la place à " l'attachement indéfectible au parti et au père de la Nation ".Ce fut le règne du parti unique.
Le règne des " réceptions ", en " témoignage de soutien ",en " hommage ", en ceci, en cela ; le règne de la pensée unique et du vêtement unique. Les " foules en liesse " venaient accueillir " spontanément " le " Père de la Nation " engendrant des commentaires obligatoires du genre : " Jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants parés de leurs plus beaux atours ont tenu à venir pour exprimer leur gratitude au Père -fondateur de la Nation et à la direction nationale ". C'est ainsi que l'image que je garde du PPM est celle d'un rang de boubous empesés sur fond de tamtam, d'odeurs de méchoui et de stridences de haut-parleurs défaillants.
Les militaires qui ont succédé au " Père de la Nation " n'ont pas modifié cette " tradition ".
" L'ouverture démocratique " non plus. Aujourd'hui personne ne s'étonne plus de voir les gens de mederdra, de Bagodine, de Néma, de M'Bout ou Tizgriz
" extérioriser leur attachement à la direction nationale ".
Que peut penser le Président, le ministre, le premier ministre, le directeur ou le chef de service que l'on " reçoit " ? Qu'est ce qu'il se dit en agitant la main et en suant sous sa chemise à 38O FF ? Peut-il un instant penser que ces gens-là sont " là rien que pour moi, parce qu'ils sont contents de me voir, qu'ils m'aiment " ?
Croira-t-il, l'espace d'un battement de cils, que son arrivée est un événement est plus important que le retour d'une chamelle disparue et qui revient pour mettre bas ?
Plus importante son arrivée, que la pluie ? Osera-t-il se dire que ça " c'est l'hospitalité " mauritanienne ?
Où a-t-on vu des gens trépigner et crier et ramper et jeûner toute une journée pour souhaiter la bienvenue à des étrangers ? Se sent-il, le président, le ministre, le premier ministre, le directeur ou le chef service " supérieur " à ces gens parce qu'il a pris une douche avant de sortir et parce qu'il vit à l'ombre ?
Refléchissons un instant à ces moments où une population, sous les pressions et parfois les menaces, vient " spontanément " de passage et s'arrêter tout juste avant de lui demander sa main .
Cela se passe souvent lors d'une " visite " où de " l'inauguration d'une importante réalisation ".
Les visites ont lieu on ne sait trop pourquoi, personne n'ayant pensé qu'elles pouvaient avoir un quelconque objectif. Elles servent en général ces visites, à des discours où l'on vante " les réalisations " qu'on a inauguré. Les " inaugurations " servent, à leur tour, à rappeler que, pendant la récente " visite " on a promis de réaliser ce qu'on " inaugure " aujourd'hui.
Ce qui amène à poser des questions auxquelles on ne fait souvent pas attention : A QUOI SERT UN ETAT ? A QUOI SERT UN GOUVERNEMENT ?
Je regarde les routes qu'on construit, l'électrification des villes, le projet de satellites domestiques (DOMSAT), les écoles …Je dis : Ok !
Et après avoir dit : Ok ! Je dis : Qu'est ce qu'il y'a là à fêter, où est l'événement exceptionnel, pourquoi les populations regardent la moindre table-banc comme une faveur extraordinaire, le moindre kilomètre de route bitumée comme un signe qui leur fait penser qu'elles sont le peuple élu des politiciens de Nouakchott ?
L'Etat, qui ne se justifie qu'en construisant les routes, les écoles, qu'en dotant le pays est-il à ce point moribond qu'il faut crier au miracle au moindre de ses mouvements ?
Je me refuse à croire, contre toutes les apparences, que les " responsables " (que je m'obstine à placer entre les signes de Guillaume ) ne sont à leurs postes que pour percevoir des salaires, profiter des avantages liés à la fonction, voler par-ci, grappiller par là et … se faire applaudir.
Je veux bien qu'on applaudisse le gouvernement qui construit des écoles et des routes mais il faut aussi l'applaudir quand il respire, quand il marche et quand il mange même si dans ce dernier cas de figure il faudrait applaudir continuellement pour suivre le rythme.
Il est temps de mettre fin aux pratiques coloniales qui régissent notre vie politique. Il est vrai que la colonisation est la seule " méthode politique " structurée connue dans nos pays avant ( ?)l'indépendance- et nos dirigeants successifs n'ont fait que perpétuer ce système de manière ou d'autre et leur attitude - physique et morale- nous confirme à longueur d'année cet état de choses, du plus " responsable "au plus petit préfet, véritable satrape des temps modernes.
OUI Il est temps de " décoloniser nos têtes " de nous penser, de cesser de nous auto-humilier. C'est la toute première condition d'un développement véritable.
Et si l'on tient tant à danser et à chanter, qu'on danse et qu'on chante donc pour ce qui n'a pas été " inauguré " : La justice, la transparence, la bonne gestion, l'intégrité, le sens de l'Etat, la démocratie, l'égalité des chances, les politiques adéquates pour la santé, l'éducation, la pêche, l'agriculture, les mines, l'emploi et j'en oublie.
Que pèsent les 13 villes " électrifiées " pendant 13 jours face à ça ? Que pèsent 42 kilomètres de mauvais bitume et deux salles de classe ? Dansons et chantons ce qui n'a pas été fait. ça promet un beau tamtam.
Habituellement on chante d'abord et on danse ensuite. Nous, nous avons chanté et dansé en même temps. Nous n'en serons que plus dépourvus le jour où viendra la bise. Et nous ne pourrons même plus aller crier famine chez la fourmi, notre voisine.
CHRONIQUE MAURITANIDES - LE CALAME N°88 du 13 au 19 Juin 1995
Par HABIB OULD MAHFOUDH